Mille gouttes opalines

Un senryū érotique chaque matin, pendant mille jours

Neuf-cent-trentième goutte

Je préfère croire
Qu’Emmanuelle Arsan est
Marayat Bibidh.

Ce faisant, j’ai complètement tort. Camille Moreau l’a démontré dans Emmanuelle Arsan, biographie d’un pseudonyme : l’autrice est une personne à deux têtes, formée par Bibidh et son mari Louis-Jacques Rollet-Andriane.

Marayat Bibidh, photographiée par Pierre Molinier.

J’ai écrit il y a quelques mois un article sur Arsan et son (leur) chef d’oeuvre pour Lettres québécoises. Je pense que LQ ne m’en voudra pas si je le publie ici.

L’enfant d’Emmanuelle

Si je vous dis « Emmanuelle », qu’est-ce que ça évoque pour vous ?

Probablement rien, si vous êtes né·e après 1990. Ou alors, une suite sans fin de films softcore plus ou moins malaisants qui ont servi de divertissement de fin de soirée pour les ados en quête de sensations fortes – si vous avez l’âge d’avoir regardé en cachette Bleu nuit à TQS. Peut-être que ça conjure en vous l’image kitsch d’une femme aux cheveux courts et aux seins dénudés, assise sur un fauteuil en rotin. Je suis sûre que les plus boomers d’entre vous se sont mis·es à fredonner la chanson du même nom de Pierre Bachelet dont la mélodie (d’amour) insidieuse a le pouvoir de liquéfier la cervelle de quiconque s’y expose trop longtemps. Ne l’essayez pas à la maison, je vous en conjure.

Avant tout cela, Emmanuelle a d’abord été connu comme un roman à scandale – et probablement l’œuvre érotique la plus célèbre de son temps, avant d’être éclipsé par le film et de tomber dans un oubli relatif. C’est cette Emmanuelle qui est la mienne : un livre qui est entré dans ma vie quand j’étais adolescente, un jour où j’avais dépensé tout mon argent de poche dans une librairie d’occasion. Sa lecture m’a marquée au point de devenir un moment décisif/crucial de mon existence ; elle a réveillé en moi un double désir. Celui d’être écrivaine érotique, avec l’espérance folle que j’arriverais un jour à exprimer tout ce qui bouillonnait en moi de façon aussi magistrale. Celui d’imiter l’héroïne du roman, aussi : le désir de vivre ma vie et ma sexualité comme je l’entendais, selon mes propres termes, en dehors des dictats de la morale patriarcale.

Je suis en cela une enfant d’Emmanuelle, car j’ai suivi le sillon qu’elle a tracé dans mon esprit.


Marayat Bibidh, photographiée par Pierre Molinier.

C’est pourquoi j’ai lu avec bonheur Emmanuelle Arsan – Biographie d’un pseudonyme par Camille Moreau, paru l’été dernier à la Musardine. Je ne m’étais jamais vraiment intéressée à son autrice supposée, probablement par crainte que l’image que je m’en faisais ne corresponde pas à la réalité. J’ai évité le pire, parce que Moreau démontre (de manière, selon moi, convaincante) qu’Emmanuelle Arsan est le paravent de ses deux auteurices, le couple formé par Marayat Bibidh et Louis-Jacques Rollet-Andriane – et non le pseudonyme d’un égorgeur de chatons (ou whatever).

C’est avec délice que j’ai fait connaissance de Marayat, femme érudite et polyglotte qui n’avait peur de rien, et de son mari qui lui vouait une dévotion sans faille. Surtout, j’ai été impressionnée par leur mode de vie polyamoureux avant même que le mot ne soit inventé. Les Rollet-Andriane ont vécu à partir des années cinquante une vie similaire à celle décrite dans leur livre, une vie faite de liberté sexuelle, de compersion et de pluralité amoureuse qui ne se soucie ni de l’identité de genre, ni de l’orientation sexuelle. Les Rollet-Andriane vivaient carrément dans le futur, mais pas dans le nôtre : un futur imaginé, désiré et espéré où se réalisent enfin les meilleures potentialités de l’humanité.

Évidemment, ça m’a donné une furieuse envie de relire Emmanuelle, la leçon d’homme et Emmanuelle, l’Antivierge (qui ne sont en réalité qu’un seul et même ouvrage, divisé en deux par les aléas de la publication clandestine). Je n’ai pas été déçue ; le roman n’a pas pris une ride, ce qui est surprenant compte tenu des nombreuses dérives de la libération sexuelle qu’il a contribué en partie à faire naître. On y pratique un érotisme solaire, joyeux et consensuel, décrit de façon belle et simple, sur le ton de l’évidence. On reçoit aussi, en même temps que l’héroïne, une leçon d’érotisme qui commence par une critique en règle des institutions du mariage et de la famille, de la monogamie hétérosexuelle obligatoire, de la censure et de l’interdiction légale de toute forme de sexualité qui ne mène pas à la procréation. Cette leçon est suivie, dans la deuxième partie du livre, par l’exposition et l’expérimentation d’un monde à venir où l’individu souverain se libère de ses chaînes grâce à l’érotisme.

Bien qu’elle ne soit pas nommée, j’ai senti l’influence des anarchistes du tournant du vingtième siècle, d’Emma Goldman et de Voltairine de Cleyre et E. Armand. Emmanuelle est en quelque sorte une reformulation de cet amour libre qu’iels ont théorisé comme une stratégie possible pour abattre les systèmes hiérarchiques de domination. C’est cette influence qui a fait que je me suis tout de suite sentie en terrain connu lorsque, jeune adulte, j’ai lu les théoricien·nes de l’anarchisme. Je me suis dit que l’anarchie est possible, puisqu’Emmanuelle l’a vécue.

Il faut tout de même que je reconnaisse que l’utopie portée par Emmanuelle est un peu étroite. L’héroïne du roman ne se confronte pas directement aux pouvoirs qu’elle critique ; son parcours est exempt de conflits politiques ou sociaux. Emmanuelle n’a affaire qu’à des égaux dans ses relations amoureuses et peut ainsi afficher une liberté contestatrice forte sans trop subir de conséquences désagréables. Son projet social semble conçu pour un petit groupe de personnes bien nées et assez fortunées pour se consacrer à l’oisiveté et au plaisir, qui se targue de constituer l’avant-garde destinée à déclencher la révolution par la seule force de son exemple. Un genre de propagande par le fait ou alors une contre-culture qui anticipe celle des années soixante, qui on le sait est loin d’avoir eu les effets espérés.

Mais quand même. Après le naufrage général des utopies et le retour du fascisme, je me surprends à penser qu’il nous serait utile de revenir à ce roman dont l’enthousiasme contagieux donne envie d’embrasser la vie, la liberté – et notre prochain, quel que soit son sexe, et de toutes les manières possibles.


Marayat Bibidh, photographiée par Pierre Molinier.

Anne Archet est anarchiste et auteure de littérature érotique, ce qui probablement explique pourquoi elle décèle autant de contenu politique dans un simple roman de fesses.

À demain pour un autre tercet obscène.

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