Mille gouttes opalines

Un senryū érotique chaque matin, pendant mille jours

Huit-cent-cinquante-septième goutte

Les Lilliputiennes
Veulent te saucissonner
Comme Gulliver. 

J’étais enfant quand j’ai été exposée pour la première fois à la critique sociale et politique. Ma mère avait une drôle d’opposition de principe envers les jouets et ne m’offrait que des livres, du matériel d’artiste ou de sport pour mon anniversaire ou Noël. Si bien que je me suis retrouvée avec une chouette bibliothèque qui hélas a été dispersée aux quatre vents.

Toujours est-il qu’un de ses livres était une version résumée et illustrée pour enfant des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Il est vite devenu un de mes deux livres préférés, l’autre étant les aventures de Fifi Brindacier. Il fallait donc qu’il fasse l’objet d’un senryū !

Mon livre ne contenait que deux voyages de Gulliver: celui à Lilliput (avec ses tout petits habitants) et celui à Brobdingnag (où il devient pour ainsi dire l’animal de compagnie d’un peuple de géants). C’était assez pour que la critique de Swift de l’État, des souverains et de la futilité de la guerre me parvienne. Ce n’est hélas que beaucoup plus tard que j’ai pu lire le dernier voyage de Guilliver, qui est aussi la meilleure partie du livre: celui au pays des Houyhnhnms.

Dans ce pays, les Houyhnhnms (des chevaux) dominent la société et leur bétail humanoïde, les Yahoos. Cette situation soulève des questions sur l’ordre naturel des choses. Qu’est-ce qui différencie les humains des autres animaux ? À quoi ressemblerait l’humanité dans son état naturel, sans le bénéfice de la technologie, de la culture, du langage?

Les humains se félicitent depuis longtemps d’être la forme de vie dominante sur la planète, mais est-ce vrai? Et si c’est vrai, est-ce une bonne chose? Surtout, il se peut que les gens aient mal identifié les qualités qui font de l’homme un être dominant. Swift suggère que celles qui sont ont mises en avant dans les sociétés occidentales pour distinguer les humains des animaux et les rendre supérieurs (raison, intelligence, ingéniosité, industrie) sont en fait désastreuses pour eux et pour le reste du monde.

La société des Houyhnhnms est ordonnée et pacifique. Ils ont une philosophie et une langue dépourvues de toute absurdité politique et éthique et n’ont pas de mot dans leur langue pour désigner le mensonge (et doivent le remplacer par une périphrase : « dire une chose qui n’est pas »). Ils pratiquent également une forme d’art dérivée de la nature. Ce n’est évidemment pas une société parfaite: les Houyhnhnms n’ont pas de religion et leur seule morale est la défense de la raison. Ils ne sont donc pas particulièrement émus par la miséricorde ou la croyance en la valeur intrinsèque de la vie. Ils pratiquement même l’eugénisme, ce qui pouvait peut-être passer pour une bonne idée au 18e siècle, mais fait grincer des dents dans le 21e.

Les Houyhnhnms incarnent à la fois le bon et le mauvais côté d’une société organisée purement sur la rationalité, car s’ils possèdent un langage pur et sans ambiguïté (ce qui était une des obsessions de Swift), leur approche froidement rationnelle est dépourvue d’empathie et de pitiée. Quant aux Yahoo, ils sont stupides, brutaux et cupides et Gulliver en vient à la conclusion que telle est la vrais nature de l’humanité.

Ce que j’ai retenu enfant des Voyages de Gulliver est probablement que que je retiens encore aujourd’hui : aucune forme de gouvernement n’est idéale et tout gouvernement, aussi éclairé fut-il, permet la domination sociale et l’oppression. Les Lilliputions font des guerres pour des questions idéologiques futiles (Quel bout d’un œuf cuit dur doit être cassé), les Brobdingnagiens aiment les exécutions publiques et ont des rues infestées de mendiants. La société technologiquement et scientifiquement avancée de l’île volante de Laputa se servent de leurs avancées techniques pour opprimer les peuples qui vivent sur la terre ferme. Aucune société est aussi sans tare: les Houyhnhnms, honnêtes et droits, sont heureux de supprimer la vraie nature de Gulliver en tant que Yahoo et ne se préoccupent pas non plus de sa réaction à son expulsion.

Ces leçons ont probablement contribué à faire de moi une anarchiste. Une chose est certaine, l’humour sarcastique, la fausse misanthropie et le sens de la démesure de Swift en a eu une sur mon écriture.

À demain pour un autre tercet obscène.

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