Mille gouttes opalines

Un senryū érotique chaque matin, pendant mille jours

Quatre-cent-soixante-et-unième goutte

J’ai dit mon safeword,
Mais j’ai dû payer quand même
Mon épicerie.

Un des mythes véhiculés par le libéralisme est celui des acteurs économiques rationnels qui entrent dans des relations transactionnelles librement consenties. Or, quiconque travaille au salaire minimum et vit dans un désert alimentaire sait qu’on ne choisit pas où on se procure les denrées nécessaires à notre survie – et on ne choisit presque pas non plus quelles seront ces denrées. C’est pour cela que je me dis toujours que mes activités sexuelles avec mes partenaires sont mille fois plus libres que le supposé libre marché, parce qu’il y a toujours moyen que nos besoins soient satisfaits sans avoir à se faire imposer quoi que ce soit.

Cela me fait penser à Capitalisme, désir et servitude de Frédéric Lordon, où il montre que le capitalisme multiplie les affects pour créer un enrôlement total des salariés au patrons et au travail, ce qui crée une dynamique de domination qui maintien une illusion d’autonomie et de libre-arbitre pour les dominés.

Lordon critique aussi le concept de servitude volontaire. Soit la servitude est une véritable servitude, et alors on ne peut que la subir, ce qui veut dire qu’on ne peut ni choisir de s’y plier, ni choisir de la récuser ; soit la servitude est volontaire, mais alors cela veut dire que, l’ayant acceptée, on peut aussi à tout moment la récuser, et donc que ce n’est pas une vraie servitude. Le fait que je ne puisse donner mon safeword à mon patron et à mon épicier démontre bien que ma servitude se trouve dans la première catégorie.

Sous le capitalisme, le sujet autonome, souverain et doté de vie intérieure ne peut être qu’une fiction. La contrainte externe est première et elle est la règle : celui ou celle qui consent n’est donc pas moins déterminé·e que celui ou celle qui est contraint·e. Celleux qui consentent et qui croient consentir librement, sont en réalité déterminé·es à consentir : simplement iels sont ignorant·es des causes qui les déterminent à consentir. Iels croient se mouvoir d’elleux-mêmes alors que, comme tout le monde, iels sont mû·es et mis·es en mouvement par autre chose qu’elleux-mêmes. Mais iels seront d’autant plus enclin·es à ignorer qu’iels sont mû·es par autre chose que elleux-mêmes que cette cause extérieure engendrera en elleux des affects de joie : « l’oubli de l’exodétermination est encore plus profond quand ce sont des affects joyeux dont il y a à ignorer les causes », tout se passant comme s’il y avait « une sorte d’autosuffisance de la joie » qui rend « la félicité peu questionneuse ». Bref : il n’y a aucune autonomie, ni consentement possible pour l’individu soumis aux impératifs de l’accumulation capitaliste.

Voilà pourquoi se faire fouetter par votre partenaire BDSM est une liberté, alors que passer à la caisse automatique de l’épicerie est une servitude.

À demain pour un autre tercet obscène.

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