Mille gouttes opalines

Un senryū érotique chaque matin, pendant mille jours

Quatre-vingt-huitième goutte

Un trou de mémoire
Souvenir du plaisir sur
Le bout de la langue.

Plongeons encore tête première dans mes archives (c’est-à-dire, la clé usb que j’ai retrouvée dans mon tiroir) en lisant ce texte portant sur le thème du jour qui date de 2007.

Anamnèse

C’était un morne et pluvieux dimanche de mai. Je déambulais aux puces depuis presque une heure quand je remarquai un drôle d’éventaire, tenu par une vieille dame si desséchée, si rabougrie qu’elle semble momifiée, raide et immobile à côté de son affichette:

Chez Madeleine
Souvenirs divers
Prix raisonnables

Curieusement, il n’y avait sur sa table ni les babioles en plastique ni les cartes postales antiques que je me serais attendue d’y retrouver. Y étaient plutôt entassées une centaine de bouteilles de verre de tailles et de formes diverses, en apparence vides et scellées par un bouchon de liège. L’une d’entre elles se distinguait par sa couleur, un turquin profond et mélancolique. Je la pris et fis mine de l’ouvrir en cherchant du regard l’approbation de la vendeuse. Je pris son impassibilité pour un acquiescement et tirai le bouchon.

Une fumée étrange s’échappa immédiatement du goulot. Je rebouchai d’instinct la bouteille, mais il était trop tard : une brume bleutée entoura mon avant-bras et remonta lentement, mais résolument vers mon nez, s’insinuant dans mes sinus et venant transpercer ma pauvre cervelle de ses exhalaisons corrosives. C’est alors que je le vis ; d’abord ses yeux, d’un vert intense et irréel, ensuite les traits de son visage – ses pommettes saillantes, ses lèvres sensuelles, sa mâchoire anguleuse – et enfin son corps, ses larges épaules, ses bras noueux et reptiliens, ses fesses galbées, angéliques. Des images de notre première nuit se bousculèrent dans ma tête : le baiser dans l’escalier, la main tremblante échappant la clé devant la serrure, les vêtements éparpillés dans la chambre, sa langue lapant langoureusement chaque pli et repli de mon sexe, mes mains dans ses cheveux de jais. Tout était là, émergeant des ténèbres brumeuses de l’oubli : le râpeux de sa joue, le piquant de sa salive, l’odeur fade de sa verge, les accents gutturaux de sa voix, même le grincement plaintif des ressorts du sommier, même la douce brise printanière se faufilant par la fenêtre pour venir caresser notre chair rougie et palpitante. Tout était là, plus vivide et plus vrai que les réminiscences de ma première rage de dents. Mon corps fut traversé par une onde terrible qui secoua mes membres, rougit mes joues et me laissa, pantelante, stupéfaite, anéantie, au bord de l’orgasme.

À bout de souffle, je demandai à la vieille, qui n’avait pas bougé d’un centimètre :

— Com… combien ?

— Quarante dollars, répondit-elle en remuant à peine les lèvres.

Je déposai un billet de cinquante sur la table et pris mes jambes à mon cou, en lui abandonnant la bouteille vide et ma monnaie.

À demain pour un autre tercet obscène.

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